En 1896, la Cour suprême rend
l'arrêt Plessy v. Ferguson. Cet arrêt consacre la doctrine juridique dite du “séparés mais égaux”. Concrètement, l'arrêt dit que la clause d'égalité entre les citoyens contenue dans la constitution n'est pas violée
si les noirs et les blancs sont ségrégués mais qu'ils ont accès à des infrastructures et services similaires. Dans les faits, les noirs auront quasi systématiquement accès à des infrastructures et services de moins bonne qualité, en particulier l'éducation. Cet arrêt est rétrospectivement considéré comme l'un des plus abjects jamais décidé par la Cour — et à juste titre, si vous voulez mon avis.
Cet arrêt n'a toutefois pas eu des effets immédiatement. Il a fallu plusieurs années pour que certains états s'en servent pour mettre en place des lois ségrégationnistes — d'où un possible effet sur les brevets seulement quatre ans plus tard.
Quant à la persistance de la différence entre les deux séries, on peut conjecturer qu'elle est en partie due au massacre de Tulsa de 1921 — et plus exactement, à l'inaction du gouvernement fédéral après ce massacre. En 1921, à Tulsa dans l'Oklahoma, le quartier dit de Black Wall Street a été littéralement réduit en cendres par des émeutiers blancs. Des centaines de personnes ont été tuées, blanches comme noires, et la richesse accumulée pendant des décennies par la population noire de Tulsa a été réduite à néant. Les émeutiers blancs sont allés jusqu'à jeter des bombes incendiaires depuis un petit avion de tourisme sur Black Wall Street. Le massacre de Tulsa est la pire émeute raciale de l'histoire américaine.
Comme le documente Cook dans son article, jusqu'à ce massacre, il y avait l'idée chez les noirs qu'en dernier recours, le gouvernement fédéral interviendrait si les violences raciales passaient un cap. Or, le gouvernement fédéral n'est pas intervenu. Le président de l'époque est même allé jusqu'à… refuser de recevoir les associations noires.
Il y aurait beaucoup à dire sur le massacre de Tulsa, et je le ferai assurément dans de prochains numéros de
L'Heure Américaine. Pour ce qui nous occupe dans ce numéro, on peut se dire que l'inaction du gouvernement a consacré l'incertitude juridique et politique provoquée par les lois ségrégationnistes contre les noirs. Et on sait que l'incertitude juridique nuit à l'innovation. À quoi bon en effet déposer un brevet si vous n'avez pas accès à un avocat pour vous défendre en cas de contrefaçon ? À quoi essayer d'inventer quoi que ce soit si vous êtes virtuellement empêché de déposer un brevet ? Et ainsi de suite.
Pour autant, tout ceci n’est que des hypothèses. Il faut les tester à l'aide de méthodes statistiques avancées, ce que Cook fait dans son article. Je ne vais pas entrer dans les détails méthodologiques car l'article est un article empirique et je suis un théoricien. Concrètement, je ne suis pas suffisamment familier avec la méthodologie pour vous l'expliquer correctement — et c'est d'ailleurs suite à la rédaction un peu difficile de ce numéro que j'en suis venu à
m'interroger sur comment vulgariser la science économique théorique, une littérature que je maîtrise forcément mieux de par mon profil scientifique et que je compte vulgariser davantage à l'avenir. Je vais me contenter de dire que la méthodologie utilisée par Cook est tout à fait standard — et va au-delà d'un simple test de différence.
Le premier résultat de l'article est qu'il montre que les violences raciales et les lois ségrégationnistes réduisent significativement le taux auquel les noirs déposent des brevets. Sans ces lois et sur la période étudiée, les noirs auraient déposé 1826 brevets au lieu des seuls 726 brevets réellement déposés — soit une perte de 60% du potentiel de brevets, une perte irrécupérable. Le second résultat est que le nombre de brevets est sensible au respect de l'État de droit — mais uniquement pour les noirs. Ce qui suggère que même si les blancs comme les noirs sont victimes de violences extrajudiciaires, l'effet de ces violences est bien pire pour les noirs. Ce qui est d'ailleurs logique, au sens où les noirs en sont bien plus souvent les victimes alors même qu'ils étaient (et sont encore) en proportion beaucoup moins nombreux que les blancs.
Le troisième résultat demande un peu plus d'explications. Cook estime l'effet qu'auraient eu les violences sur le nombre de brevets déposés par des blancs si ce sont les blancs qui en avaient été la cible. L'idée est d'avoir une idée du coût du racisme. Elle construit une sorte de contrefactuel : elle identifie les inventeurs blancs qui ont des caractéristiques proches de celles des inventeurs noirs, elle mesure leur productivité et applique aux inventeurs blancs la productivité qu'elle mesure pour les inventeurs noirs.
L'effet estimé est catastrophique : sur la période, le nombre de brevets déposés par les blancs aurait été plus faible de 40% que ce qu'il a réellement été. Sur le graphique ci-dessous, pour les inventeurs blancs, on voit que le taux estimé (en rouge) est bien plus fréquemment négatif que le taux réel (en bleu).