#72 · Une mesure du coût économique du racisme

En plus d'être indésirable moralement, des travaux scientifiques d'économistes permettent de mesurer que le racisme est un pur coût économique

#72 · Une mesure du coût économique du racisme

Chère abonnée, cher abonné,

ce numéro sur les coûts économiques du racisme est la suite du précédent où je parlais de la nomination historique de Lisa Cook au Board des gouverneurs de la Fed, il est à nouveau publié en collaboration avec L'Heure Américaine. L'Heure Américaine est une newsletter où je décrypte l'actualité politique et sociétale américaine à l'aide de la science politique et des données.

J'avais initialement prévu d'écrire sur les coûts économiques du racisme, mais la littérature à ce sujet est vaste et mérite que je la creuse en profondeur avant d'écrire à son sujet. J'ai préféré adopter une approche plus modeste en m'intéressant à l'un des articles de Cook — qui propose une mesure du coût du racisme. Ce numéro m'a demandé un peu plus de temps que prévu pour l'écrire. Produire les différents graphiques et (surtout) les cartes qui l'illustrent m'a demandé du temps, et j'ai pris une petite pause de quelques jours car j'avais besoin de souffler un peu.

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Depuis que j'ai rebooté L'Économiste Sceptique il y a un peu plus d'un an, j'ai toujours eu envie d'écrire sur les coûts économiques du racisme. Le racisme est indésirable d'un point de vue moral, mais il est en plus coûteux pour la société. Il coûte bien évidemment aux personnes discriminées (coûts psychologiques, sociaux, économiques, etc.), mais (et c'est peut-être moins intuitif) il coûte aussi à ceux qui ne sont pas discriminés. Le racisme est un pur coût pour la société. Et les économistes ont des outils qui nous permettent de mesurer ce coût.

L'histoire américaine, de par la prévalence idéologique et politique de l'idéologie suprémaciste blanche, offre malheureusement des données nombreuses à ce sujet. Ce sont de telles données que Lisa Cook a récoltées pour son article Violence and economic activity: evidence from African American patents, 1870–1940, publié en 2014 dans le Journal of Economic Growth.

Cet article s'intéresse aux liens entre le nombre de brevets déposés par les inventeurs noirs et les violences racistes — principalement les lynchages, les lois ségrégationnistes et les émeutes raciales. Bien que n'étant pas une mesure directe du coût économique du racisme, les brevets sont une composante essentielle de la croissance économique de moyen et long terme — via l'innovation. Moins de brevets signifient moins d'innovation, et donc moins de croissance économique. Comme le montre l'article de Cook, les violences racistes ont drastiquement réduit le nombre de brevets déposés par les inventeurs noirs entre 1870 et 1940, privant l'économie américaine d'une croissance supplémentaire.

Cook s'intéresse à la période allant de la fin de la Guerre de Sécession (1870) au début de la Seconde Guerre mondiale (1940). La Guerre de Sécession a mis un terme à l'esclavagisme aux États-Unis, mais elle n'a pas du tout mis fin aux violences racistes ciblant les noirs. Après quelques années de véritable progrès démocratique au cours de la période dite de la Reconstruction, les forces politiques suprémacistes ont réussi à reprendre la main. Il suffit de regarder le nombre d'émeutes raciales majeures pour se rendre compte que le pic se situe au début du 20e siècle, donc plusieurs décennies après la fin de la Guerre de Sécession.

Ces émeutes majeures vont du renversement d'élus noirs et blancs modérés par des suprémacistes blancs (un authentique coup d'État) à la destruction de quartiers entiers habités par des noirs comme à Tulsa en 1921 — où plusieurs centaines de personnes ont été tuées.

Le nombre de lynchages, lui, connaît son pic au cours de la décennie 1890, et voir son nombre ne se réduire que lentement ensuite.

Cette violence prend place dans un contexte où de nombreux états, y compris du Nord, tentent d'installer une domination politique, juridique, sociale et économique des blancs sur les noirs. Le plus souvent, avec succès. Il est par exemple frappant de constater que le nombre de nouvelles lois ségrégationnistes votées dans les états connaît son pic au 20e siècle. Virtuellement tous les états ont voté des lois ségrégationnistes, pas seulement les anciens états esclavagistes.

Ce sont ces lois ségrégationnistes que le mouvement des droits civiques, avec par exemple Martin Luther King, a tenté de faire abroger dans les années 1960.

Comme pour les lois ségrégationnistes, les violences racistes ne sont pas confinées aux seuls états anciennement esclavagistes. Si on s'intéresse aux émeutes majeures, on constate qu'un nombre important d'entre elles ont eu lieu dans des états anciennement membres de l'Union.

En regardant plus finement les données, on constate que les violences racistes ont en réalité migré des états anciennement confédérés au 19e siècle vers des états anciennement membres de l'Union au 20e.

Cette migration des émeutes a probablement suivi la Grande migration des noirs, qui ont massivement quitté les états du Sud entre 1910 et 1970. Cette migration des violences racistes illustre en tout cas, et contrairement à une idée répandue, que l'idéologie suprémaciste n'est pas confinée aux seuls états du Sud.

Pour autant, les violences entre 1870 et 1940 vont au-delà des violences racistes. Elles prennent place à une période où l'état de droit était défaillant, avec de nombreux actes illégaux impunis. Si on s'intéresse aux lynchages, on constate que certes, la très grande majorité prend pour cible des personnes noires, mais un nombre substantiel ont également ciblé des personnes blanches.

Voilà le contexte historique et politique dans lequel prennent place les données que Cook a récoltées pour son article. Que montre son article ?

L'article s'intéresse principalement au nombre de brevets par million déposé par les noirs et les blancs entre les années 1870 et 1940. Graphiquement, on voit que les séries des deux populations se ressemblent beaucoup de 1870 à 1900, mais qu'à partir de 1900 il y a un décrochage du nombre de brevets déposés par les noirs — décrochage qui persiste au moins jusqu'en 1940.

En 1896, la Cour suprême rend l'arrêt Plessy v. Ferguson. Cet arrêt consacre la doctrine juridique dite du "séparés mais égaux". Concrètement, l'arrêt dit que la clause d'égalité entre les citoyens contenue dans la constitution n'est pas violée si les noirs et les blancs sont ségrégués mais qu'ils ont accès à des infrastructures et services similaires. Dans les faits, les noirs auront quasi systématiquement accès à des infrastructures et services de moins bonne qualité, en particulier l'éducation. Cet arrêt est rétrospectivement considéré comme l'un des plus abjects jamais décidé par la Cour — et à juste titre, si vous voulez mon avis.

Cet arrêt n'a toutefois pas eu des effets immédiatement. Il a fallu plusieurs années pour que certains états s'en servent pour mettre en place des lois ségrégationnistes — d'où un possible effet sur les brevets seulement quatre ans plus tard.

Quant à la persistance de la différence entre les deux séries, on peut conjecturer qu'elle est en partie due au massacre de Tulsa de 1921 — et plus exactement, à l'inaction du gouvernement fédéral après ce massacre. En 1921, à Tulsa dans l'Oklahoma, le quartier dit de Black Wall Street a été littéralement réduit en cendres par des émeutiers blancs. Des centaines de personnes ont été tuées, blanches comme noires, et la richesse accumulée pendant des décennies par la population noire de Tulsa a été réduite à néant. Les émeutiers blancs sont allés jusqu'à jeter des bombes incendiaires depuis un petit avion de tourisme sur Black Wall Street. Le massacre de Tulsa est la pire émeute raciale de l'histoire américaine.

Comme le documente Cook dans son article, jusqu'à ce massacre, il y avait l'idée chez les noirs qu'en dernier recours, le gouvernement fédéral interviendrait si les violences raciales passaient un cap. Or, le gouvernement fédéral n'est pas intervenu. Le président de l'époque est même allé jusqu'à… refuser de recevoir les associations noires.

Il y aurait beaucoup à dire sur le massacre de Tulsa, et je le ferai assurément dans de prochains numéros de L'Heure Américaine. Pour ce qui nous occupe dans ce numéro, on peut se dire que l'inaction du gouvernement a consacré l'incertitude juridique et politique provoquée par les lois ségrégationnistes contre les noirs. Et on sait que l'incertitude juridique nuit à l'innovation. À quoi bon en effet déposer un brevet si vous n'avez pas accès à un avocat pour vous défendre en cas de contrefaçon ? À quoi essayer d'inventer quoi que ce soit si vous êtes virtuellement empêché de déposer un brevet ? Et ainsi de suite.

Pour autant, tout ceci n’est que des hypothèses. Il faut les tester à l'aide de méthodes statistiques avancées, ce que Cook fait dans son article. Je ne vais pas entrer dans les détails méthodologiques car l'article est un article empirique et je suis un théoricien. Concrètement, je ne suis pas suffisamment familier avec la méthodologie pour vous l'expliquer correctement — et c'est d'ailleurs suite à la rédaction un peu difficile de ce numéro que j'en suis venu à m'interroger sur comment vulgariser la science économique théorique, une littérature que je maîtrise forcément mieux de par mon profil scientifique et que je compte vulgariser davantage à l'avenir. Je vais me contenter de dire que la méthodologie utilisée par Cook est tout à fait standard — et va au-delà d'un simple test de différence.

Le premier résultat de l'article est qu'il montre que les violences raciales et les lois ségrégationnistes réduisent significativement le taux auquel les noirs déposent des brevets. Sans ces lois et sur la période étudiée, les noirs auraient déposé 1826 brevets au lieu des seuls 726 brevets réellement déposés — soit une perte de 60% du potentiel de brevets, une perte irrécupérable. Le second résultat est que le nombre de brevets est sensible au respect de l'État de droit — mais uniquement pour les noirs. Ce qui suggère que même si les blancs comme les noirs sont victimes de violences extrajudiciaires, l'effet de ces violences est bien pire pour les noirs. Ce qui est d'ailleurs logique, au sens où les noirs en sont bien plus souvent les victimes alors même qu'ils étaient (et sont encore) en proportion beaucoup moins nombreux que les blancs.

Le troisième résultat demande un peu plus d'explications. Cook estime l'effet qu'auraient eu les violences sur le nombre de brevets déposés par des blancs si ce sont les blancs qui en avaient été la cible. L'idée est d'avoir une idée du coût du racisme. Elle construit une sorte de contrefactuel : elle identifie les inventeurs blancs qui ont des caractéristiques proches de celles des inventeurs noirs, elle mesure leur productivité et applique aux inventeurs blancs la productivité qu'elle mesure pour les inventeurs noirs.

L'effet estimé est catastrophique : sur la période, le nombre de brevets déposés par les blancs aurait été plus faible de 40% que ce qu'il a réellement été. Sur le graphique ci-dessous, pour les inventeurs blancs, on voit que le taux estimé (en rouge) est bien plus fréquemment négatif que le taux réel (en bleu).

Comme on l'a vu plus tôt, blancs et noirs ont subi des violences extrajudiciaires. Pourtant, l'effet de ces violences semble bien pire pour les noirs que pour les blancs : à caractéristiques égales, l'effet de ces violences sur la productivité est bien plus fort pour les noirs que pour les blancs. Les violences extrajudiciaires subies par les blancs et par les noirs ne sont toutefois pas identiques ; pour les noirs, en plus d'être extrajudiciaires ces violences étaient le plus souvent racistes. Ce qui suggère que la différence dans la productivité est en très grande partie due au racisme ciblant les noirs, plutôt qu'à d'autres facteurs.

Quels mécanismes pourraient expliquer la différence du nombre de brevets entre blancs et noirs ? Cook en suggère plusieurs. Le premier est la difficulté plus grande pour les personnes noires à accéder aux juristes capables de leur permettre de déposer des brevets. Le second est la réticence de certains blancs (ultra-dominants en proportion dans la population) à acheter des produits inventés par des noirs. Cette réticence diminue la rentabilité des brevets en diminuant le chiffre d'affaires qu'un brevet pourra provoquer — ce qui, in fine, diminue l'incitation à inventer, mais seulement pour les personnes noires. À quoi bon inventer un produit si personne ne l'achète car vous êtes noir ? Le troisième est la difficulté à faire valoir ses droits en cas de contrefaçon. Comme les institutions politiques et juridiques sont défavorables aux noirs, ces derniers font face à des obstacles supplémentaires pour défendre efficacement leurs intérêts devant un tribunal. Pourquoi prendre la peine de créer une invention si on ne peut pas la défendre en cas de copie ? Le quatrième est l'ostracisation des inventeurs noirs, qui perdent accès à des financeurs, à d'autres inventeurs et ainsi de suite, ce qui rend plus difficile de développer commercialement leurs brevets.

Il est impossible de quantifier la valeur des brevets qui n'ont pas été déposés par les noirs entre 1870 et 1940 — et donc de mesurer le coût économique exact de ces brevets perdus. Peut-être y avait-il, parmi ces brevets qui n'ont jamais vu le jour, des produits révolutionnaires qui auraient profondément changé la société. Et comme le coût de leur disparition est un coût difficile à percevoir vu que le contrefactuel où ces inventions auraient eu lieu n'existe pas, cette difficulté de perception peut donner l'illusion que les coûts économiques du racisme ne sont pas si élevés. L'article de Cook montre qu'il faut méfier de cette idée. Ça n'est pas parce qu'un coût n'est pas immédiatement apparent qu'il n'existe pas, ni qu'il est faible. Un autre exemple de coût pas immédiatement visible mais in fine bien réel et très élevé, c'est le coût du réchauffement climatique.

Pour finir, les données de l'article de Cook suggèrent que les effets négatifs des violences racistes ne concernent pas les seuls brevets. On constate par exemple une baisse notable de la création de nouveaux journaux par des noirs également à partir de… 1900.

Le potentiel de croissance perdu à cause du racisme et des politiques ségrégationnistes en place aux États-Unis entre 1870 et 1940 va sans doute bien au-delà des seuls brevets. Un coût annuel en apparence réduit, par exemple un coût de 1% par an, sur une longue période comme soixante-dix ans, c'est au total un coût gigantesque. L'article appelle clairement à d'autres recherches pour quantifier le coût de ces politiques racistes.

J'en profite pour dire qu'il ne faut pas se tromper sur l'interprétation à donner à l'argument du coût économique des discriminations : il ne se substitue pas à l'argument moral, il s'y ajoute. C'est souvent un reproche, à mon avis fallacieux, fait aux économistes qui travaillent sur ces questions. L'économiste Lee Badgett a, elle, montré que l'homophobie et la transphobie coûtent environ 1% du PIB par an. Dire que les discriminations sont des coûts nets en plus d'être inacceptables moralement rend, de mon point de vue en tout cas, l'argument moral encore plus fort.

J'espère que ces deux numéros sur Lisa Cook et ses recherches vous auront intéressé. Vous pouvez (re)lire le premier sur sa nomination historique à la Fed par ici. Pour les membres Plus, rendez-vous ce soir à 20h pour la visioconférence privée. Si vous n'êtes pas déjà membre Plus, vous pouvez rejoindre les abonnés qui le sont déjà et ainsi me rémunérer pour mon travail et avoir accès à davantage de contenu. C'est par ici. Merci !

À bientôt pour le prochain numéro de L'Économiste Sceptique,
Olivier