Cette chute du cours du rouble est due au fait que les étrangers considèrent désormais que faire affaire avec des entreprises ou l'État russe est risqué — et à juste titre. Ils préfèrent donc se désengager de la Russie. Pour ceux qui possèdent du rouble, ce désengagement se traduit par une volonté de vendre les roubles qu'ils possèdent. Si, face à ces vendeurs, il n'y a personne pour acheter une quantité à peu près équivalente de roubles à celle en vente, la loi de l'offre et de la demande fait une prédiction claire : le prix du rouble, en l'état son cours, va fortement baisser. Le matelas de protection de la banque centrale était en grande partie destiné à lui permettre d'acheter du rouble pour contrecarrer l'effet sur son cours de ces ventes massives. Maintenant que son matelas a été sévèrement réduit, la banque centrale russe n'a plus les moyens de racheter autant de roubles qu'elle l'aurait souhaité. Et donc le cours du rouble s'est effondré.
Lundi 28 février 2022, le premier jour où les marchés financiers étaient ouverts après l'annonce du gel de ses avoirs, la banque centrale russe a été obligée de prendre des mesures désespérées pour limiter la chute du cours du rouble. Elle a obligé les entreprises russes à convertir 80% de leurs réserves en monnaie étrangère en rouble — pour avoir des acheteurs de roubles. Diverses interdictions d'échanger du rouble avec d'autres monnaies ont également été décidées — pour réduire le nombre de vendeurs.
La banque centrale russe a également augmenté le taux d'intérêt directeur de 9 à 20% (!) le 28 février. En plus de rendre la détention d'épargne en rouble plus rentable pour les investisseurs étrangers, cette hausse du taux d'intérêt a rendu l'épargne sur livret des russes plus rentable — avec pour objectif d'éviter que les russes ne vident leurs comptes. Vu les images de paniques bancaires que l'on a vu à Moscou et ailleurs (les fameuses files d'attente aux distributeurs de billets), ça n'a manifestement pas suffit.
Cette hausse du taux d'intérêt directeur n'est toutefois pas sans conséquences négatives. L'épargne des uns, ce sont les emprunts des autres. Concrètement, les taux d'intérêt des emprunts bancaires russes ont eux aussi doublé. Les entreprises russes qui voulaient financer leur développement avec des emprunts bancaires font désormais face à des coûts financiers beaucoup plus élevés, ce qui va, au moins pour certaines d'entre elles, faire capoter leurs projets. Ce qui va, à moyen terme, aboutir à un ralentissement de l'économie russe si ce taux très élevé est maintenu. Et là je ne parle ici
que de l'effet négatif de la hausse des taux d'intérêt directeurs sur l'économie russe. Dans la réalité, cet effet négatif
s'ajoute à ceux que j'avais déjà abordé dans les deux précédents numéros — celui sur
les conséquences économiques de la guerre et celui sur
les sanctions économiques contre la Russie. Mais les pires effets du gel des avoirs de la banque centrale ne se sont pas encore manifestés.
On en arrive au deuxième effet de cette sanction : le risque d'un défaut de l'État russe. L'État russe, comme la plupart des États d'ailleurs, emprunte à l'international. Avec la chute du rouble, ses emprunts internationaux lui coûtent désormais deux fois plus chers. Ce qui est, bien évidemment, catastrophique pour les finances publiques russes — déjà affaiblies du fait des autres sanctions. L'effet est d'autant plus catastrophique que les investisseurs internationaux sont désormais réticents à l'idée de prêter à l'État d'un pays 1) soumis à un si grand nombre de sanctions sans précédent pour un pays de la taille de la Russie 2) devenuinfréquentable du fait de la guerre illégale qu'il a déclenché contre un pays souverain et indépendant qui ne demandait rien à personne.
La question de la capacité de l'État russe à rembourser sa dette se pose désormais. Si l'État russe ne peut plus la rembourser, il fait ce que l'on appelle défaut. Concrètement, il ne peut plus rembourser sa dette arrivée à expiration par de la nouvelle dette — ce qui est la procédure normale. Lorsqu'un État fait défaut, plus personne ne veut lui prêter le moindre centime. Qui voudrait prêter à un État qui ne rembourse pas ses dettes ? Un défaut, c'est d'abord la rupture de la confiance. Et la confiance est beaucoup plus longue à rebâtir qu'à détruire. Pour faire face à ce possible défaut, l'État russe devra réduire les dépenses : il réduira les salaires des fonctionnaires, il réduira les prestations sociales, il réduira les services publics, il ne paiera plus ses fournisseurs. Inutile de vous dire que ces défaillances auront de lourdes conséquences pour l'économie et pour la population russes.
Un bon indicateur du risque de défaut est le taux d'intérêt auquel un État s'endette sur les marchés financiers. Plus le taux d'intérêt est élevé, plus le risque de défaut est élevé.
Pour les dettes sur dix ans, au 3 mars 2022 l'État français s'endette avec un
taux d'intérêt de 1.13%. En comparaison, l'État russe s'endette, toujours au 3 mars 2022, à…
19.8%. Et la trajectoire du taux d'intérêt de la dette publique russe à 10 ans est littéralement exponentielle.