Chère abonnée, cher abonné,
le numéro d'aujourd'hui va me donner l'occasion d'aborder deux sujets qui occupent beaucoup d'espace sur L'Économiste Sceptique en ce moment : la
guerre en Ukraine et la transition écologique. Alors que le prix du litre d'essence augmente, cette augmentation va-t-elle pousser les automobilistes à se déplacer à vélo ? Plus généralement, cette hausse des prix est-elle une bonne nouvelle pour l'environnement ?
Je publie ce numéro en tandem avec
Cities 2100 — ma newsletter dédiée aux mobilités urbaines aux États-Unis et au Canada. Vous pouvez vous y abonner
par ici.
Il ne vous aura sans doute pas échappé que le prix du litre d'essence a sérieusement augmenté depuis plusieurs mois. Et l'invasion de l'Ukraine par la Russie n'a fait qu'empirer cette tendance.
J'en ai vu certains sentencieusement expliquer à des automobilistes que cette hausse du prix de l'essence était l'occasion idéale de prendre leur vélo à la place de leur voiture — ce que l'on appelle le report modal. Sauf qu'en pratique, passer de la voiture à un autre mode de transport est beaucoup plus compliqué que faire la morale aux automobilistes. En cause : les infrastructures (ou plutôt, leur absence) et l'élasticité-prix de l'essence.
Commençons par l'élasticité-prix de l'essence. En économie, l'élasticité-prix mesure la manière dont la demande d'un bien ou d'un service varie lorsque son prix varie. Une élasticité-prix de -1 signifie qu'une hausse du prix de 1% fait baisser la demande de 1%. Une élasticité-prix de 0 signifie qu'une hausse du prix de 1% n'a aucun effet sur la demande. Et ainsi de suite. L'élasticité-prix est généralement négative. Plus sa valeur s'éloigne de zéro, plus on dit que la demande est “élastique”. Plus sa valeur se rapproche de zéro, plus on dit que la demande est “inélastique”.
Pour l'essence, il faut distinguer l'élasticité-prix de court terme et l'élasticité-prix de long terme. À court terme, les recherches en économie mesurent une élasticité-prix généralement proche de zéro — ou légèrement négative. En 2014, elle était par exemple estimée entre
-0.02 et -0.04 aux États-Unis. Des recherches plus récentes et qui utilisent des méthodes statistiques plus avancées suggèrent que l'élasticité-prix aurait augmenté —
à -0.27. Cette mesure plus récente montre également que la demande des automobilistes qui conduisent le plus est quasiment inélastique.
Concrètement, ces élasticités proches de zéro signifient qu'une augmentation du prix de l'essence fait peu baisser le nombre de kilomètres que les automobilistes conduisent. À court terme, une hausse du prix de l'essence se traduit donc principalement par une hausse du budget alloué aux déplacements. Pour les ménages les plus modestes et/ou pour les ménages qui font les déplacements les plus longs (et donc les plus coûteux), c'est un coût parfois difficile à assumer.
Par contre, à long terme l'élasticité-prix de l'essence est plus importante — voir par exemple
à Chicago. Cela signifie que la demande pour l'essence diminue quand son prix augmente — mais uniquement à long terme. Comment expliquer cet apparent paradoxe ?
La raison est simple : les déplacements automobiles sont généralement contraints. Si vous habitez à 30 kilomètres de votre lieu de travail et que vous n'avez que la voiture pour vous y rendre, que le prix de l'essence baisse ou augmente n'aura qu'un impact marginal sur le nombre de kilomètres que vous allez parcourir avec votre voiture.
À long terme, à l'occasion de choix lourds comme un déménagement ou un changement d'emploi, vous pouvez orienter votre choix de sorte à réduire votre besoin d'utiliser une automobile. Vous pouvez par exemple choisir votre nouvel emploi selon son accessibilité avec un mode de transport alternatif à la voiture. Vous pouvez déménager pour vous rapprocher de votre lieu de travail et y accéder avec un autre mode de transport. Vous pouvez acheter une voiture électrique. Et ainsi de suite. Ce sont souvent ces choix lourds qui ont un effet important sur l'adoption de comportements plus écologiques par les agents économiques.
Pour résumer, une augmentation du prix de l'essence favorisera du report modal — mais seulement à long terme. À court terme, elle fera surtout augmenter les dépenses en essence.
Reste la deuxième explication à la difficulté à provoquer du report modal : il faut que les automobilistes aient à leur disposition des infrastructures de transport alternatives à la voiture quoi soient rapides, fiables et confortables. Concrètement, des lignes de transport en commun rapides et avec une bonne fréquence, un réseau cyclable étendu et de qualité — entendez par là, où les cyclistes roulent dans un espace séparé des voitures. Et ainsi de suite. Quant au prix, sans dire qu'il n'a pas d'importance, les recherches montrent qu'il s'agit d'un critère généralement mineur dans les choix de mobilité.
En France (et sans doute ailleurs), les infrastructures alternatives à la voiture sont pour le moment insuffisantes. De nombreuses lignes ferroviaires régionales ont été fermées. Le réseau cyclable, que ce soit en ville et à la campagne, est peu développé. Or, pour inciter les automobilistes à prendre des choix lourds plus favorables à l'environnement, il est nécessaire de construire toutes ces infrastructures. Et construire ces infrastructures ne se fait pas en un claquement de doigts.