Une troisième dimension concerne la fuite des cerveaux en Russie. Non seulement les sanctions économiques pleuvent sur la Russie, mais en plus le régime resserre comme jamais sa répression et sa propagande. Il sait que cette guerre insensée contre un peuple que Poutine a lui-même présenté comme “russe” sera rejetée par la population russe si elle découvre sa vraie nature. Ce qui pourrait lui poser d'évidents problèmes politiques.
Or, les opposants à Poutine sont avant tout des personnes ayant fait de longues études. Deux millions d'entre elles sont déjà parties, et tout laisse à croire que le flux va s'accélérer. J'ai des amis russes qui vivent en Europe qui me disent que leurs amis restés sur place préparent leur départ. D'autres
sont manifestement déjà partis, ou sont sur le point de le faire.
Sans cette population éduquée, déjà peu nombreuse, l'économie russe va s'affaiblir encore plus. Pas nécessairement dans l'immédiat, mais à moyen terme. Comme le montre la théorie de la croissance endogène, l'innovation est une composante majeure de la croissance à moyen et long terme. Sans un nombre suffisant de personnes diplômées, l'innovation ne pourra que ralentir — et avec elle, la croissance économique.
L'économie russe, et avec elle la population russe, a devant elle une très longue période de stagnation, voire de recul. Les sanctions ayant fait suite à l'annexion de la Crimée avaient déjà eu un impact économique lourd. Celles de cette année auront un impact sans doute encore plus important. Le tout, avec des conséquences sociales et individuelles importantes.
La quatrième dimension concerne la quasi-destruction de la “marque Russie”. Faire commerce avec des entreprises est aujourd'hui devenu toxique. Il y a un risque financier et économique objectif en ce moment, du fait des sanctions et de l'incertitude autour du conflit. Mais la Russie est aujourd'hui devenue infréquentable. Des diplomates étrangers ont
quitté une conférence de presse donnée par le ministre des Affaires étrangères russes. Faire commerce, collaborer avec des entreprises russes va devenir compliqué pour les entreprises étrangères — et en particulier celles situées dans les pays les plus riches.
La Russie pourra chercher de nouveaux partenaires, comme la Chine. Mais ils ne seront économiquement pas à la hauteur de ceux qu'elle a perdus. Et pour ce qui est de la Chine, il fait peu de doute qu'elle profitera de la dépendance russe pour lui extraire tout un tas de concessions. Même un renversement de Poutine par une révolution de palais, une
hypothèse peu probable mais désormais ouvertement discutée par certains experts, ne restaurera probablement pas complètement l'image de la Russie.
La cinquième dimension concerne les conséquences économiques de certains choix politiques faits par les européens. Les allemands ont déjà annoncé un
quasi-doublement de leur budget militaire, avec une dépense exceptionnelle de 100 milliards d'euros pour cette année. Le président roumain a
lui aussi annoncé une possible hausse des dépenses militaires. Il est à parier que d'autres hausses seront annoncées dans d'autres pays européens. Or, ces hausses des budgets militaires impliqueront des arbitrages. Ils empêcheront de faire certains investissements publics. Lesquels ? Ça sera à nos démocraties de trancher.
Pour conclure, en l'espace de quelques jours Poutine a réussi l'invraisemblable exploit de ressusciter l'OTAN, de transformer l'Union Européenne une puissance mondiale et de retourner l'opinion publique européenne sur les dépenses militaires. Il a définitivement solidifié le nationalisme ukrainien, empêchant tout espoir même lointain que les ukrainiens soient un jour “noyés” dans une sorte d'empire russe ressuscité. Il a détruit l'avenir économique, géopolitique et diplomatique de son pays. Et vu les difficultés de l'armée russe en Ukraine, difficultés qui
confinent parfois à l'amateurisme, on peut même se demander si la réputation de cette dernière ne souffrira pas aussi.
Cette guerre insensée bâtie sur une hallucination collective du pouvoir russe est un invraisemblable exemple de tirage de balle dans le pied. Le pouvoir russe était persuadé que le président ukrainien était un pantin des États-Unis, que l'armée ukrainienne était incapable de combattre. Ses informations étaient manifestement erronées. Qu'elles aient servi à décider de lancer cette guerre est une terrifiante illustration des catastrophes auxquelles nous pouvons aboutir si nous nous coupons de la réalité.
Un dernier mot, que j'ai déjà dit dans les
lives Breeaking (dont vous pouvez trouver les
replays par ici) et qu'il me paraît important de répéter : comme
l'a écrit MizPoline sur Twitter,
vous avez le droit de vous mettre en retrait de l'actualité si elle est trop lourde à suivre.
Vous avez le droit de faire des pauses. Moi-même j'en fais très régulièrement pour souffler et me changer les idées — d'ailleurs, sans elles je n'aurais sans doute pas été capable de vous offrir la couverture que je vous offre depuis jeudi. Cette période est extraordinairement anxiogène, et ni vous, ni moi, n'avons la capacité d'arrêter cette guerre. C'est
normal et sans doute même
nécessaire de protéger notre santé mentale.
À bientôt pour un nouveau numéro,
Olivier